De la Californie à l'Australie, le spectacle désolant d'une Terre qui brûle
En voyant les images d’apocalypse qui nous parviennent de Californie et aussi des autres États de la côte ouest américaine, je ne peux m’émécher de penser, épouvanté, à John Muir. L’homme, qui avait quitté avec sa famille son Écosse natale pour aller chercher fortune aux États-Unis, s’était passionné pour les trésors de la Nature qu’il découvrait, au fil de ses longues marches, sur le « nouveau continent ». Il avait parcouru des milliers de kilomètres à pied à travers l’Amérique, du nord au sud puis vers l’ouest et jusqu’aux régions les plus reculées, en Alaska. Toujours, à chaque fois, émerveillé, animé d’une curiosité insatiable.
Quand, dans les années 1860, des dizaines milliers d’hommes, de femmes, d’enfants convergeaient vers la Californie, tous possédés par la fièvre de l’or, John Muir, lui, partait la besace emplie de pain, de thé et d’un carnet, à la rencontre des plus belles pépites de la région, dans les montagnes et les vallées encore préservées de l’appétit illimité de l’Homme.
Et le 15 juillet 1869, il a une révélation : « John Muir va bientôt devenir John Muir, il ne le sait pas encore mais toute sa vie le mène à cet instant, il se rapproche. On y est », raconte Alexis Jenni dans sa passionnante biographie sur cet homme qui a fui la civilisation, intitulée J’aurais pu devenir millionnaire, j’ai choisi d’être vagabond. L’ancien ingénieur John Muir découvre Yosemite. « La vallée se déploie à ses pieds, la grande vallée dévoilée en un instant comme on arrache un drap lors de l’inauguration d’une statue. Et on voit. Elle est là ! Le fond plat est disposé comme un jardin, le fleuve de la Miséricorde s’écoule en réfléchissant les rayons du soleil, le Half Dome avec sa forme si particulière de motte de beurre entamée est étrangement vivant, comme tranché à l’instant » décrit Alexis Jenni. Plus loin, il affirme que « c’est le coup de foudre d’un homme avec un paysage ». Oui, ça existe. Ce sera un amour qui durera toujours. Durant plus de quarante ans, en effet, Muir arpentera, seul, ses moindres recoins, fera connaissance avec chaque arbre, s’enivrera de « l’air cristallin » et de l’eau froide de la Yosemite Creek. Avec talent, le romancier nous fait sentir tous ces moments de grâce et d’admiration pour la nature qui ont habité cet « homme libre » à chaque traversée.
Le parc Yosemite, c’est lui. Devenu célèbre à la fin du XIXe siècle, il avait su faire aimer cette nature sauvage et inestimable à ses lecteurs et beaucoup à ses auditeurs qui se l’arrachaient pour les conférences qu’il aimait donner. Et connaissant l’avidité sans limites de l’espèce humaine pour toutes les ressources que renferme la Terre, voyait que les attaques contre la région de Yosemite se multipliaient, que la forêt reculait, il plaida pour qu’on la laisse tranquille pour toujours. Il fallait donc créer une réserve qui protégerait cet immense trésor naturel avant qu’il ne soit trop tard. Bon an mal an, il parvint à ses fins, réussissant même jusqu’à convaincre le président Roosevelt en personne, qu’il reçut, en 1903, « chez lui », dans la montagne. Un long chemin qui sera finalement récompensé en 1905 quand le parc devient fédéral.
Alors, voir, 150 ans après que John Muir ait découvert ce paysage merveilleux, Yosemite sous un ciel rouge, un ciel martien qui sent la fumée de milliers d’arbres et d’animaux partis en flammes, horrifie. Le voir ainsi menacé, cet endroit ainsi que tous les autres alentours, de la frontière du Mexique à celle du Canada, on est sidéré, terrifié. On se sent impuissant, à des milliers de kilomètres de là, face à cette combustion gigantesque. Des forêts, qui avaient jusqu’ici survécu aux scies des bucherons ou aux bulldozers des promoteurs immobiliers, disparaissent dans d’épouvantables bûchers. Des forêts qui appartiennent à tout le monde.
On se croirait dans un film d’horreur, dans une dystopie. On se croirait dans Blade Runner 2049. Les grandes villes de l’ouest sont enveloppées d’une épaisse fumée orangée. On peut voir les nuages bruns s’étaler depuis l’espace. C’est tout un pays qui brûle. D’ailleurs, on ne parle plus d’incendies mais de méga-incendies. Ils sont capables de créer leur propre nuage, les pyrocumulonimbus, qui en se déchargeant font naître de nouveaux feux. C’est l’horreur, c’est l’enfer. C’est le changement climatique qui nous envoie ses premières grandes claques.
Ce n’est pas la première année que l’on voit ça, non, c’est chaque été. Ils sont de plus en plus grands et de plus en plus violents. Les flammes se nourrissent des longues et répétitives sécheresses, des températures très élevées et des vents secs. Rien ne semble les arrêter. Les brulures s’étendent de comté en comté, dévastant chaque arpent de terres vertes, année après année. Que va-t-il rester ? La nature aurait-elle le temps de se réparer avant la prochaine poussée de fièvre ?
Derrière tout cela, il y a bien sûr le changement climatique. C’est-à-dire nous. Nous qui rejetons massivement des gaz à effet de serre depuis plus deux siècles afin d’alimenter la machine folle de la croissance. Le pétrole, le charbon, les gaz naturels sont les drogues de pays riches… Nous réchauffons la Planète. On commençait à s’en douter il y a 70 ans, c’est devenu une certitude depuis maintenant 40 ans. Malgré les cris d’alarme des scientifiques, il n’y a toujours rien de concret de fait dans le monde pour freiner le plus vite possible cette avidité pour les énergies fossiles. D’ailleurs, c’est consternant, c’est le contraire qui se passe : il n’y a jamais eu autant d’émissions de gaz à effet de serre que dans les années 2010. Pourtant, toutes les années les plus chaudes jamais enregistrées étaient au cours de la même décennie.
2020 a commencé dans un bûcher incontrôlable en Australie. Des feux qui dévoraient ses plus belles forêts dès l’automne 2019 (soit le printemps en Australie) et qui, au total, firent disparaître des milliards d’êtres vivants — mammifères, reptiles, amphibiens, oiseaux, insectes… —, d’après les estimations des scientifiques. Ce sont les mêmes causes qui ont allumé ces incendies. Et là aussi l’été austral 2019-2020 succédait à un autre été qui comptait un nombre incalculable de feux. Puis la pluie est revenue, elle a arrosé les terres noircies tandis que le feu revenait en Californie.
Australie, Californie, à chaque fois cela se déroule dans des régions au climat méditerranéen, quoique…, comme on peut le voir en ce moment dans l’Ouest américain, cela touche de plus en plus les grandes forêts boréales, elles aussi prêtes à se consumer, meurtries par des années de sécheresse.
Ce spectacle de la nature dévastée par les flammes, on le voit aussi, désormais, dans des régions où l’on n’aurait jamais imaginé, il y a 40 ans (ou alors exceptionnellement), être la proie des flammes. L’Arctique notamment. Des feux visibles depuis l’espace ont défrayé la chronique depuis le début de l’année. On ne les arrête plus, ils dévorent tout sur leur passage.
Mais comme si cela n’était pas assez, des hommes continuent de mettre volontairement le feu à des forêts millénaires, sous les tropiques, brulant les dernières étendues sauvages et primaires pour s’accaparer des terres, et ainsi agrandir encore les troupeaux de bovins, les champs de soja qui les nourriront, et planter à l’infini des palmiers à huile. Toujours dans l’idée de servir le dieu de la croissance.
Les dégâts sont immenses. Les chercheurs nous avertissent que « ce n’est que le début ». Que les années 2030 seront certainement bien pires ! Étrangement, nous faisons tout pour que ce soit le cas. Sans doute que les décideurs pensent qu’il sera toujours possible de remédier à ces destructions. Que les scientifiques trouveront une solution. Avec la géoingéniérie, par exemple. Ce que les scientifiques considèrent comme un jeu dangereux et déconseillent.