Sommes-nous en train de « perdre la Terre » ?

« Dans son discours du 27 juin [1988], Timothy Wirth appela les nations du monde à réduire leurs émissions de 20 % d’ici l’an 2000, en fixant comme objectif à plus long terme une réduction de 50 %. C’était la première fois q’un objectif concret était ainsi proposé lors d’une conférence internationale. D’autres orateurs comparèrent les conséquences potentielles du changement climatique à celles d’une guerre nucléaire mondiale, mais c’est cette cible en matière d’émissions qui fit mouche à Washington, Londres, Berlin et Moscou. La déclaration finale de la conférence, signée par les 400 scientifiques et hommes politiques présents reprenait cette demande avec une légère variation : une réduction de 20 % des émissions de CO2 à l’horizon 2005. Et c’est ainsi qu’un chiffre né de l’intuition de [Rafe] Pomerance devint un objectif concret de la diplomatie mondiale », raconte Nathaniel Rich dans l’excellent Perdre la Terre.

Vous avez bien lu, cela s’est passé en 1988, un an après le protocole de Montréal qui visait à réduire drastiquement les émissions de CFC, nouvelles menaces pour l’humanité, car leurs concentrations dans l’atmosphère étaient en train de ronger la couche d’ozone, jusqu’à même la déchirer et ouvrir un « trou » béant qui mettaient la vie sur Terre en danger. Il y avait eu une prise de conscience mondiale et une volonté quasi-unanime avec un sentiment d’urgence des chefs d’État pour stopper au plus vite cette menace grandissante.

Mais avant cet épisode historique, cela faisait plus de 15 ans que des scientifiques agitaient un chiffon rouge pour signaler que nous avions un (gros) problème avec le CO2, un gaz à effet de serre. La Terre était en train de se réchauffer depuis le XIXe siècle et si nous continuions ainsi, nous allions droit vers un péril de nos civilisations. Les politiques qui tendaient l’oreille ont souvent réclamaient aux chercheurs qui les alertaient à travers des lettres et des rapports, toujours plus de certitudes. Et ces derniers ne manquaient pas de répondre, au premier rang desquels James Hansen [chercheur au Goddard Institute de la Nasa, spécialiste des atmosphères, participé à une mission vers Vénus et réalisé les modélisations (qualifiées aussi de « mondes miroirs ») les plus précises à l’époque de l’atmosphère terrestre et des changements globaux provoqués les gaz à effet de serre]. Très préoccupé par ce qui était en train de se mettre en place dans l’atmosphère et donc impliqué pour sensibiliser au problème, Hansen martelait en 1988 : « le réchauffement climatique est désormais assez marqué pour que nous puissions établir, avec un fort degré de certitude, un lien de cause à effet avec l’effet de serre ».

Que s’est-il passé ?

C’était en 1988, Georges Bush venait d’être élu et c’était l’année la plus chaude jamais enregistrée aux États-Unis. Le réchauffement climatique était déjà là et le taux de CO2 dans l’atmosphère corrélé à la hausse des températures du Globe poursuivait son ascension folle.

Toujours dans Perdre la Terre, Nathaniel Rich écrit après l’évocation de la fameuse audience au Capitole de James Hansen, qui depuis s’appelle « l’audience Hansen » : « Hansen parla sans affect, en s’épongeant régulièrement le front, et détacha à peine les yeux de ses notes. La tendance au réchauffement avait été détectée « avec un degré de certitude de 99 %, annonça-t-il. Il encouragea les sénateurs à faire tout ce qui était possible, sans plus attendre, pour juguler le réchauffement. Mais il réserva ses paroles les plus percutantes pour après l’audience, quand il fut pris d’assaut par des reporters. « Il est temps d’en finir avec tout ce baratin, asséna-t-il, et de le proclamer haut et fort : nous avons des preuves très solides que l’effet de serre est bel et bien là ».

Le lendemain, le témoignage de Hansen fit la une de l’actualité ; le New York Times afficha ce gros titre en première page : "LE RÉCHAUFFEMENT CLIMATIQUE A DÉJÀ COMMENCÉ" », poursuit Nathaniel RIch, journaliste au long cours pour le grand quotidien new-yorkais.

Peu après le Giec va naître et préparer aux conventions internationales avec l’objectif de mettre en place des mesures contraignantes de réduction des combustions d’énergies fossiles (charbon, pétrole, gas) pour tous les pays. Enfin !, pouvaient s’enthousiasmer, soulagés, les principaux acteurs de cette prise de conscience commencée une décennie plus tôt. Ces mesures, rappelons-le, étaient alors, en 1988, soutenues par George Bush père tout juste élu et Margaret Thatcher. Quelque 30 ans plus tard, le président Donal Trump, républicain, actait la sortie des États-Unis de l’Accord de Paris.

En 1988, le monde s’était réchauffé de +0,4 °C depuis 1880. En 2023, 35 ans plus tard, nous sommes au seuil d’un réchauffement de +1,3 °C et la limite fixée avec tant d’optimisme lors des Accords de Paris en 2015, qui promettait de rester en dessous de +1,5 °C de réchauffement, pourrait être franchie en 2030 !

Mais que s’est-il passé ? En quatre décennies, les émissions de CO2 n’ont pas baissé, au contraire, et c’est effarant, elles ont battu de nouveaux records ces dernières années. Le mois de juillet qui vient de s’écouler a été confirmé comme le plus chaud jamais enregistré de l’histoire. Cela n’était pas arrivé depuis au moins 125 000 ans. Et tout laisse à penser que 2023 sera l’année la plus chaude avant que 2024 ne pulvérise ce record, car le phénomène El Niño est annoncé comme « fort » va amplifier le réchauffement planétaire, et avec lui, les catastrophes.

Pourtant beaucoup semblent indifférents à ce qui se passe, cela ne leur fait plus rien qu’on soit dans le rouge et qu’on tire la sonnette d’alarme, et pire, les climato-sceptiques, climato-dénialistes et autres rassuristes se font encore plus nombreux, bruyants, virulents et même menaçants que jamais sur les réseaux sociaux.

Que s’est-il passé pour que l’action reste si faible, plus de 50 ans après les premiers rapports ? Beaucoup semblent ne pas avoir compris les enjeux et ce que nos (ina-)actions d’aujourd’hui préparent pour le futur proche.

« Ce fut l’été le plus chaud et le plus sec de l’histoire américaine. Partout où l’on regardait, le monde s’embrasait. Plus de 800 000 hectares de forêt partirent en fumée en Alaska, et d’immenses feux par dizaines ravagèrent l’Ouest américain. Le parc national de Yellowstone perdit plus de 400 000 hectares de forêt. La fumée était visible jusqu’à Chicago à 1 500 kilomètres. »

C’est avec ces mots que s’ouvre la troisième partie de Perdre la Terre. Nous étions alors en 1988. Des mots qu’on pourrait utiliser pour l’année 2023, avec comme différences qu’il y a encore plus de sécheresse, de températures élevées (records historiques à plus de 50 °C battus dans plusieurs endroits du monde) et les chiffres sont encore pire pour les incendies de forêt avec plus de 11 millions d’hectares anéantis au Canada, et ce n’est toujours pas fini. Des incendies qui se produisent aussi ailleurs et nous rappellent les mégafeux en Californie, dans l’Ouest américain, l’Australie et encore au Canada. Et cela ne fait que commencer.